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Université de Montréal

Le voyage astral ou la chronique des mauvais jours

Perdre le fil de sa pensée en plein cours, cela arrive à tout professeur. L’humilité, l’intégrité et la transparence demeurent les meilleurs remèdes pour retomber sur ses pieds.

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Dans : Blogue

Pas besoin d’un gourou pour vivre l’expérience du voyage astral. Il suffit d’enseigner à l’université. Presque tous les profs que je connais en ont fait l’expérience.

 

Le voyage astral, dans l’univers ésotérique, c’est l’âme qui se sépare du corps et se déplace toute seule dans l’espace, libérée de ses chaînes corporelles. Comme dans la chanson de Claude Dubois : « Je regarde d’en haut / Le corps de mon esprit / Nos visages à l’envers / Tout petit, tout petit. » Sur Wikipédia, on parle de « décorporation » ou d’« expérience hors du corps » qui serait provoquée par la crainte d’une mort imminente, la méditation transcendantale ou l’usage de drogues hallucinogènes. Je n’ai essayé aucune de ces méthodes et l’ésotérisme m’est complètement étranger, mais je garde un souvenir très vif de moments d’égarement en classe qui m’ont placé dans un tel état de dissociation.

 

Le phénomène survient sans crier gare. On aborde un sujet pour lequel la préparation fait défaut. Quelques phrases mal construites plus tard, le cerveau lance un discours parallèle. Il y a d’une part le cours qu’on est en train de donner et d’autre part une petite voix dans la tête qui se fait de plus en plus insistante : « Pas sûr que mes paroles sont bien claires, là… Je ne sais pas où cette phrase-là va aboutir… Faudrait que je m’arrête avant de me peinturer dans le coin. » Pendant ce temps, le propos audible par les étudiants et étudiantes, lui, continue de s’égarer. C’est la fuite en avant, avec l’espoir qu’il y ait une porte de sortie encore invisible quelque part dans ce discours. Et la petite voix reprend : « Mais qu’est-ce que je raconte? Ça n’a ni queue ni tête! Et pourquoi est-ce que je poursuis? Arrêtez-moi, quelqu’un! » Sueurs froides, palpitations. Si personne dans la classe ne lève la main pour interrompre le dérapage, hop, voyage astral! On sort du corps physique et l’on flotte au-dessus des têtes pour observer de haut la catastrophe pédagogique. Le dédoublement dure quelques secondes, jusqu’à ce qu’on s’écrase au sol, la mine déconfite.

 

Ce n’est pas une expérience agréable et il n’y a pas beaucoup de moyens de l’éviter. On peut avoir en main un script très serré, dont on ne dévie jamais, mais cela se fait au prix d’une rigidité qui est incompatible avec l’esprit de découverte qui devrait animer tout espace d’enseignement. La salle de cours n’est pas une scène de théâtre où un souffleur peut venir à la rescousse d’un comédien victime d’un trou de mémoire. Si tout professeur est un peu acteur, l’improvisation reste son mode d’expression privilégié. Il faut plutôt accepter qu’on mettra tôt ou tard le pied sur une pente savonneuse et, le jour où l’on glisse, avoir le courage de s’interrompre, dire sans honte qu’on a perdu le fil et reprendre tout depuis le début.

 

Quand j’ai commencé à enseigner, j’abordais chaque cours avec la crainte de ne pas avoir réponse à tout. Je consacrais de nombreuses heures à me préparer, sans jamais parvenir à tout anticiper. Il y avait toujours un angle que je n’avais pas vu ou un élément dont j’ignorais l’existence. C’est devenu pire encore après l’entrée d’Internet et des ordinateurs portables dans les salles de cours, qui permettait à chacun de vérifier l’exactitude de mon propos en temps réel. J’ignorais qu’un prof a le droit de répondre « Je ne sais pas, essayons de trouver la réponse ensemble ». Je n’imaginais pas qu’on puisse dire, au début d’un cours : « Je me suis trompé l’autre jour. Vérification faite, c’est plutôt comme ceci qu’il faut aborder la question. » Je ne pensais pas que le personnel enseignant a le droit à l’erreur. Ni qu’on peut avoir de bonnes et de mauvaises journées dans ce métier comme dans tous les autres.

 

Règle générale, les classes accueillent avec bienveillance les professeures et professeurs qui savent reconnaître leurs propres moments de faiblesse. Je dis bien « règle générale » parce que je sais aussi que certaines dynamiques de groupe peuvent rendre les individus impitoyables, le plus souvent à l’endroit de personnes moins fermement installées dans la profession. Confesser sa vulnérabilité, faire preuve d’humilité, ce n’est pas toujours sans risque, surtout quand son statut est précaire, qu’on est jeune et inexpérimenté ou qu’on a des marqueurs identitaires que les brutes et les intimidateurs ont tôt fait d’exploiter.

 

Le climat actuel est peut-être plus difficile à cet égard qu’il ne l’était il y a 40 ans, quand j’ai donné mes premiers cours. Le corps professoral jouissait alors d’une autorité inhérente que peu de jeunes osaient contester ouvertement. On abordait les sujets clivants sans trop de précautions. Peu d’enseignants et d’enseignantes remettaient en question leur propre perspective dans un dialogue ouvert avec la classe. La parole étudiante était moins libre et elle n’avait pas d’espace comme les réseaux sociaux pour s’exprimer dans tous les registres, du plus respectueux au plus dérisoire, belliqueux ou condescendant. Mais il ne faut pas croire que c’était une sorte d’âge d’or de l’enseignement universitaire. La relation enseignant-apprenant a changé en mieux. En 1968, Paul Ricœur parlait déjà de cette relation comme d’un duel. Il y a beaucoup à dire sur la manière dont elle s’est complexifiée et enrichie. J’y reviendrai dans un autre billet.

 

Pour autant, je me souviens que les profs les plus admirés, à l’époque, se plaçaient explicitement dans une posture d’ouverture, de respect, de vulnérabilité, comme s’ils croyaient – et ils y croyaient vraiment – que le temps passé en classe leur permettait de préciser et d’affiner leur pensée tout autant que la nôtre. L’humilité, l’intégrité et la transparence leur avaient évité plus d’un voyage astral. Il me semble que rien n’a changé de ce point de vue.

 

Daniel Jutras

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