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Université de Montréal

L’expertise en action

Le 17 novembre 2025, le recteur Daniel Jutras a pris la parole au Cercle canadien de Montréal pour rappeler à quel point l’expertise universitaire est essentielle pour comprendre et surmonter nos défis collectifs.

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Dans : Allocution

Mesdames, 
Messieurs, 

Je vous remercie d’être avec nous aujourd’hui. C’est un honneur pour moi de prendre la parole devant le Cercle canadien.

Un recteur à la tribune, peut-être que ça vous change un peu des chefs d’entreprise, mais pas tant que ça.

Sur le plan économique, le milieu universitaire occupe une place comparable à celle des grandes grappes industrielles de la métropole. Nous rassemblons une concentration de talents sans égale au Canada. Ensemble, les universités montréalaises accueillent plus de 190 000 étudiants et étudiantes. Elles emploient plus de 45 000 personnes. Et les retombées économiques de nos activités se chiffrent en milliards de dollars.

Alors, pour moi, il est tout à fait normal – sinon essentiel –, pour l’avenir de Montréal et du Québec, que les acteurs économiques que vous êtes sachiez ce qui se passe sur nos campus. Ce qui s’y passe vraiment, au-delà des clichés et des raccourcis sur la prétendue dérive des universités.

L’évènement d’aujourd’hui m’offre donc une occasion unique de parler des universités et de leur rôle dans le contexte évolutif – parfois même anxiogène – dans lequel nous vivons aujourd’hui.

Le moment est bien choisi parce que « l’heure est brave » – comme l’affirme la signature de notre grande campagne philanthropique. Voilà maintenant deux ans que nous avons lancé cette campagne et elle connaît un remarquable succès : nous approchons déjà de notre objectif d’un milliard de dollars. C’est le fruit d’une mobilisation sans précédent autour de l’Université de Montréal, et je veux remercier chaleureusement les donatrices et donateurs qui sont parmi nous ce midi.

L’heure est brave parce que nous vivons aujourd’hui au milieu de perturbations profondes. Les démocraties sont fragilisées et les inégalités se creusent. L’État-providence peine à tenir ses promesses, ici comme ailleurs. L’ordre économique mondial est bousculé et le Canada est forcé de redéfinir ses alliances commerciales et internationales.

Nous faisons par ailleurs face à des menaces qu’on pourrait qualifier d’existentielles – climatiques, certainement, mais aussi technologiques, avec une intelligence artificielle de plus en plus puissante, parfois guidée par des logiques qui ne coïncident pas toujours avec l’intérêt collectif.

C’est un air connu. Presque tous les discours auxquels j’ai assisté depuis un an commencent comme ça : les défis sont nombreux, considérables et urgents.

Mon message aujourd’hui est simple. Bien des réponses à ces défis se trouvent dans la science, dans le savoir construit sur des bases solides, qui est entre les mains – ou plutôt dans la tête – des experts. Le réservoir d’expertise dans nos universités est riche et immense. Et c’est le moment de faire appel à nous. Les diplômés universitaires, les chercheurs, les chercheuses ne demandent pas mieux que de servir le bien commun. 

Dans la vie de tous les jours, c’est quand on arrive au bout de ses propres ressources qu’on fait appel aux experts. Je vais vous faire une confession : je ne comprends absolument rien à la mécanique automobile. Quand je laisse ma voiture au garage pour un entretien, on me parle de contrôle électronique de l’injection, de bras de suspension, de joints à rotule, de collecteur d’admission ou de corps de papillon. C’est poétique, surtout en français. Mais ça me dépasse totalement. 

Il y a une énorme asymétrie d’expertise entre mon garagiste et moi. Heureusement, je le connais depuis 20 ans, je lui fais confiance et je m’en remets à lui pour garder ma voiture en bon état. 

L’asymétrie de connaissances dont je parle, elle est présente partout dans la société. On la retrouve aussi dans les lieux de pouvoir politique, administratif ou économique, là où l’on doit trancher dans des enjeux plus vastes encore que de changer ou non les joints à rotule. Là où la confiance accordée aux experts est primordiale.

Elle est fragile, cette confiance, notamment parce que c’est devenu un peu plus compliqué aujourd’hui pour les experts de se faire entendre. Il y a beaucoup de bruit sur la ligne. On ne sait plus trop qui sont les experts. Le savoir s’est démocratisé, diffusé – et peut-être un peu altéré au passage. On trouve des réponses et des solutions, des bonnes et des mauvaises, partout sur Internet. Il devient de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux, de distinguer les experts des charlatans. Plus grave encore, certains tribuns populistes, dont la parole est peut-être libérée par le président américain, en viennent à remettre en question la valeur des diplômes et de l’éducation, l’intégrité de la science et, ultimement, la pertinence des universités.

Ce déclin de la confiance dans les établissements du savoir est une trajectoire dangereuse. Il faut absolument y résister. Pour comprendre et surmonter les défis qui nous menacent, nous n’avons pas le choix de miser sur l’expertise que nous avons su bâtir collectivement en créant – et en soutenant – un extraordinaire réseau d’enseignement supérieur et de recherche.
 
Le dernier budget fédéral envoie un signal fort en ce sens, avec des investissements récurrents en recherche et une volonté affirmée de recruter les meilleurs talents partout sur la planète. Pour Ottawa, les universités font partie de la solution. Je sais qu’on pense la même chose à Québec, et j’ai bon espoir qu’on aura d’autres bonnes nouvelles très bientôt.

Malgré tout, la question revient souvent : en avons-nous pour notre argent? Quel est le retour sur l’investissement? Quelle part de l’expertise, de la recherche universitaire est vraiment utile à la société d’aujourd’hui? Et les universités suivent-elles le rythme des transformations du monde? 

Ce sont des questions légitimes. Des questions que vous vous posez peut-être en toute bonne foi et devant lesquelles les universités ne peuvent pas, ne doivent pas se défiler. 

Devant les défis qui se multiplient, devant les attentes qui grandissent, les chefs d’établissement comme moi doivent proposer un pacte renouvelé entre le monde universitaire et la société. Un peu comme un vieux couple qui renouvellerait ses vœux après des années de vie commune. Peut-être que, quelque part en chemin, nous nous sommes un peu oubliés. Peut-être que nous nous sommes tenus pour acquis. Mais plus que jamais, nous avons besoin l’un de l’autre. 

Renouveler nos vœux, pour moi, c’est réaffirmer que les universités sont au service du bien commun et qu’elles ont la responsabilité fondamentale de faire vivre et circuler l’expertise dans la société. C’est aussi une promesse de faire encore mieux par rapport à ce que j’appellerais les livrables historiques des universités. Quels sont-ils, ces livrables? Deux, essentiellement : le talent et les idées.

Commençons par le talent. Les besoins sont énormes. Plusieurs secteurs manquent cruellement de main-d’œuvre qualifiée. Nos universités apportent leur contribution, mais j’entends parfois dire que nos diplômés ne sont pas job ready, que leurs compétences ne répondent pas entièrement aux besoins actuels du marché.  

Et chaque fois, je souris. Je suis prof depuis 40 ans. Déjà, dans les années 1980, j’entendais des employeurs dire que mes étudiants n’étaient pas très bons ni très performants, ne savaient pas écrire – et ces étudiants, ce sont vous aujourd’hui, chefs d’entreprise, leaders du monde des affaires. 

Ça ne s’est pas trop mal passé, finalement. 

Le Québec n’en est pas moins mûr pour une réflexion sérieuse sur le bagage dont nos diplômés auront besoin pour rester productifs, heureux et engagés dans 20, 30 ou 40 ans. Les universités sont déjà à pied d’œuvre à cet égard. Nous repensons nos programmes en fonction des compétences à privilégier, au-delà du savoir disciplinaire : littératie, intelligence artificielle, numératie, résilience, communication, créativité. Dans un monde saturé d’informations et d’algorithmes, nous voulons aussi développer la pensée critique, la capacité de discernement, l’aptitude à exercer habilement le « doute méthodique ». Dans un monde qui change à un rythme effréné, nous accordons une valeur stratégique à la formation tout au long de la vie, à la capacité d’apprendre à apprendre, et aussi au talent exceptionnel qui se développe dans nos programmes de doctorat, nos laboratoires et nos centres de recherche. On peut dire que ça bouge, la formation universitaire. Et, oui, nous suivons le rythme. Et souvent, nous le devançons.

Nos étudiants, nos étudiantes sont le personnel hautement qualifié de demain, l’un des plus importants canaux par lesquels l’expertise universitaire transite vers l’économie, la société civile et les politiques publiques. Le développement de ces talents et l’accueil des meilleurs talents internationaux doivent demeurer une priorité pour le Québec. 

Voilà pour le talent.

Du côté des idées, le constat est bien connu. Le Québec se distingue par la qualité de sa recherche, mais il peine encore à transformer ses inventions en innovations. Le passage des idées vers le marché demeure difficile, et nos entreprises innovent trop peu – c’est l’une des causes de notre déficit de productivité. 

Bien sûr, on ne peut pas s’attendre à ce que tous les chercheurs orientent leur travail vers la commercialisation d’innovations technologiques ou sociales. Ce n’est pas, et ne doit pas être, la mission première des universités. Leur rôle historique, c’est de former la relève et de nourrir une recherche libre, curieuse et robuste – car sans recherche fondamentale, il n’y a pas d’innovation durable.

Cela dit, il y a beaucoup d’innovateurs et d’innovatrices dans nos universités. Et nous devons faire mieux pour les soutenir quand ils ont envie de mettre leur expertise en action. Il faut leur offrir plus d’occasions d’interagir directement avec les décideurs et les entrepreneurs; valoriser le transfert de connaissances dans la progression en carrière et réduire grandement la complexité des points d’accès à l’expertise universitaire.

Ça, quelques visionnaires l’ont compris, dont notre diplômé Pierre Karl Péladeau. Grâce à sa générosité et à celle de Québecor, nous avons mis sur pied à l’Université le programme Millénium Québecor, une ambitieuse initiative de 40 M$ visant à développer la culture entrepreneuriale sur nos campus. C’est un vaste chantier, mais il est transformateur. Jamais les relations entre le monde universitaire et celui des entreprises n’ont été aussi prometteuses qu’aujourd’hui à l’Université de Montréal. 

On parle beaucoup d’innovation technologique et de commercialisation, mais je préfère, pour ma part, embrasser plus large et parler de valorisation du savoir. Aujourd’hui, les universités redoublent d’efforts pour que l’expertise qu’elles offrent soit communiquée de manière accessible aux décideurs et à la population. La vulgarisation scientifique, la diplomatie du savoir, les prises de parole dans la société civile, la participation aux grands chantiers de politiques publiques, tout cela doit être intensifié pour assurer que le savoir produit dans nos universités contribue encore plus directement au bien commun.

C’est comme ça, d’ailleurs, que le Québec moderne s’est construit, comme on le soulignait il y a quelques semaines dans les hommages rendus à Guy Rocher, l’archétype même de l’universitaire engagé au service de sa nation.

L’expertise universitaire décuple puissamment la portée de nos décisions collectives. Les idées et les personnes qui circulent dans les universités contribuent concrètement à l’avancement du Québec et du Canada. Dans la période incertaine actuelle, la science, la recherche, l’expertise comptent parmi les plus importantes planches de salut pour nos communautés, notre économie, notre démocratie et notre culture. 

Alors, je sais que vous serez d’accord avec moi : ce n’est pas le moment de tourner le dos aux experts, de douter de la science ou de retirer notre confiance aux universités. Plus que jamais, les universitaires veulent mettre leur travail, leur curiosité, leur compréhension du monde, leur sagesse, leur intégrité, leur créativité et leur passion au service du bien commun. 

C’est ce que je vous offre aujourd’hui, en leur nom.

Je vous remercie.